Friday, August 26, 2011

Compte-rendu du livre "Le cheikh et le calife" par le site lectures.revues.org

Youssef Belal est un jeune politologue qui enseigne à l’université de Rabat la sociologie politique et les relations internationales. Actuellement visiting scholar à l’université de Columbia, Youssef Belal est aussi le fils d’Aziz Belal, référence politique nationale du Parti du progrès et du socialisme (PPS) dont il est d’ailleurs un membre actif. Son ouvrage, issu de sa thèse en sciences politiques, est dédié à la mémoire de son père.

2L’auteur se propose de traiter de l’articulation du religieux et du politique dans le Maroc contemporain. Dès l’introduction, il critique différentes approches de chercheurs qui tendent à réduire les mouvements islamistes à une idéologie exclusivement politique. Pour Youssef Belal, le détour par l’islamologie est indispensable et il faut, à l’aide de la sociologie des religions, identifier la complexité des relations entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux. Ainsi, l’auteur s’intéresse aux modalités de la construction identitaire en terre d’islam et une fois le religieux identifié, il « convient de voir au-delà » car la religion produit un ordre communautaire spécifique qu’il s’agit d’étudier. Il rappelle dès l’introduction que la salafiyya (mouvement sunnite de renaissance de la pensée musulmane, prônant une relecture théologique et philosophique du Coran) des années 1930 a été un mouvement de réforme à la fois politique et religieux. En 1953, la république laïque française justifie la déposition de Mohammed V en avançant des motifs religieux, alors que la salafiyya la dénonce d’un point de vue politique. La lutte pour le pouvoir, au lendemain de l’indépendance, entre la monarchie et la gauche (dont les membres ont été éduqués par la salafiyya) témoigne de l’utilisation et de l’instrumentalisation par ces deux partis, des registres politique et religieux. La Marche verte de 1975 était aussi l’expression de l’unité de la nation autour du roi, marche qui a rassemblé les partis du mouvement national autour du souverain. L’islam se prête donc à des usages multiples et contradictoires et il n’est pas possible d’en déduire un rapport unique au politique.

3L’enjeu de cette étude est bien de comprendre les articulations diverses et complexes entre le religieux et le politique, la manière dont la religion organise sa relation au savoir profane. À l’aide du vocabulaire de la sociologie religieuse et, notamment, le recours à des concepts wébériens (entrepreneurs de salut, prédication, secte, ascèse intramondaine), le politologue étudie les deux mouvements islamistes les plus importants au Maroc : la Jamâ‘a (Communauté pour la justice et l’élévation spirituelle) et al-Tawhîd wa-l-Islâh (Mouvement pour l’unicité et la réforme ou MUR), mouvements qui distinguent la sphère religieuse et la sphère politique.

4L’ouvrage, dense et parfaitement documenté, se compose de cinq chapitres. Après l’introduction, l’auteur commence par une synthèse historique et étudie la pluralité des usages de la religion durant le protectorat (avec l’instrumentalisation de l’islam par le gouvernement français) puis le Maroc indépendant, avant de parler du Maroc contemporain (chapitre 1 : « Islam, protectorat et nationalisme » ; chapitre 2 : « Monarchie religieuse »). Youssef Belal a fait moins d’un an de terrain, mais ce n’est pas le terrain et la manière dont il le fait parler qui constitue la force de l’ouvrage. C’est plutôt l’utilisation des sources et la qualité des analyses présentées qui donnent toute sa profondeur à cette étude ambitieuse qui souhaite, en intégrant la sociologie religieuse à l’analyse, témoigner du changement social et donc, de la transformation de l’islam qui assure par là même sa permanence dans la société marocaine.

5Le chapitre sur la monarchie aurait peut-être gagné à être étoffé par des études ethnologiques sur la symbolique religieuse et la monarchie sacrée dans d’autres contextes, la manipulation des symboles religieux dans l’espace public n’étant pas une spécificité des mouvements islamiques, comme le rappelle d’ailleurs l’auteur. Le roi comme guide, comme commandeur des croyants, qu’on ne saurait critiquer sous peine de s’en prendre aux fondements même de l’islam, témoigne de l’alliance entre le politique et le religieux et de l’instrumentalisation du langage religieux à des fins politiques. Le religieux apporte l’unité et une identité aux Marocains à travers une monarchie d’essence religieuse.

6Dans le chapitre suivant, l’auteur s’intéresse à la mystique soufie et à la communauté émotionnelle d’Abdelassalam Yassine, le cheikh de la Jamâ‘a, un mystique rebelle. Yassine est décrit comme un médiateur religieux et politique qui sera plusieurs fois condamné. Sa célèbre « lettre au roi » envoyée en 1973 à Hassan II, à qui il demande de devenir un « bon musulman » tout en lui faisant de multiples remontrances, lui vaudra trois ans d’enfermement dans un hôpital psychiatrique. Dans la communauté de Yassine, l’allégeance au guide est primordiale pour se rapprocher de Dieu et percer ainsi les mystères du monde. L’autorité du maître est première, seule légitime. Le rapport avec la politique est particulier : le refus de participer aux élections législatives témoigne de l’isolement de la Jamâ‘a, qui devient, en 1987, Al-‘adl wal-Ihsân (Justice et Bienfaisance). Cette dernière n’est pas reconnue légalement par l’État marocain, mais seulement tolérée. Au sein du MUR, héritier de la salafiyya des années 1930, dont le PJD (Parti de la justice et du développement, deuxième parti politique du Maroc) est une émanation, les membres n’accordent pas d’importance au mystère dans leur vie car pour eux, le réel est rationnel. Ils ne croient pas, contrairement au mouvement précédent, à l’existence d’êtres exceptionnels. Dans les deux cas, l’auteur distingue une éducation à la vertu et à la moralité religieuse et l’utilisation d’une ascèse intramondaine. Ces mouvements cherchent à organiser l’espace public en conformité avec leurs valeurs religieuses et ont utilisé le langage théologique pour la réforme du Code de statut personnel.

7Dans le Maroc contemporain traversé par de multiples tensions entre politique et religieux, entre soubresauts démocratiques et conservatisme, voire autoritarisme, l’auteur qualifie le règne de Mohammed VI de « (néo)autoritarisme “doux” » et note que sa reconnaissance officielle passe par le rappel de sa qualité de Amîr al-Mu’minîn, commandeur des croyants. Il analyse ainsi le pouvoir monarchique marocain et ses caractéristiques (concentration des pouvoirs, sacralisation du roi, absence de contre-pouvoir institutionnel) et la démocratie qu’il ne pense pas être incompatible avec l’islam. Démocratie représentative pour laquelle l’auteur milite, qui ne pourra être effective qu’après une réorganisation du partage des pouvoirs. Les réformes ne pourront être appliquées que si tous les acteurs politiques, sans oublier le roi, unissent leur force dans une volonté commune de changement. À l’heure des révoltes dans le monde arabe, ce changement est d’autant plus attendu.

8Cet ouvrage intéressera à la fois les politologues et les sociologues des religions, ainsi que tous ceux qui s’intéressent à l’islam et à la situation politique et religieuse du Maroc contemporain.

http://lectures.revues.org/6171#references

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