Monday, January 27, 2014

L’Islam, l’Occident et le recours aux fondements religieux




 Dans le cadre du séminaire autour du « dialogue islamo-chrétien », le Collège des Bernardins m'a sollicité pour intervenir sur le thème du « fondamentalisme islamique et du rapport à l’autre », et je compte explorer cet aspect en ayant recours à une approche dialectique tenant compte tant de l’Islam que de l’Occident. Même si beaucoup sont intéressés en premier lieu par « le fondamentalisme islamique », on ne peut en réalité faire l’économie de cette approche dialectique qui est la condition du dialogue.

Explorer les possibilités d’échanges avec ce que l’on appelle « fondamentalisme islamique » fait d’autant plus sens pour moi que je suis l’avocat, depuis plusieurs années, au Maroc et dans le monde arabe d’un dialogue entre les mouvements islamiques et la gauche dont je suis moi-même issu. J’ai également été amené à travailler sur ces mouvements tant sur un plan ethnographique que conceptuel, et j’espère partager avec vous un effort de compréhension et de respect qui doit déterminer toute relation à l’Autre.

Je souhaite rappeler que dans ce moment, un échange réel n’est possible que si nous avons à l’esprit la nature de la représentation de l’Islam dans les imaginaires européen et français, ainsi que dans les écrits savants sur l’Islam et les musulmans publiés en France depuis plus de deux siècles. Dans tout questionnement sur la relation entre Islam et Occident, on ne peut faire l’économie de la réflexion initiée par Edward Saïd dans L’Orientalisme (1978) et prolongée dans Culture et Impérialisme (1993). Dans ces ouvrage encore trop peu méconnus en France, Edward Saïd montre comment une image fantasmée de l’Orient, de l’Islam, des Arabes a été forgée par des romans de Flaubert ou de Camus, des traités encyclopédiques de Sylvestre de Sacy ou des essais de Ernest Renan. Ses travaux doivent nous amener à réfléchir sur la relation structurelle entre la représentation de l’autre et la relation de domination. La production du savoir sur l’Islam est structurellement liée au pouvoir colonial qui avait besoin de connaitre l’Autre pour mieux le dominer. Cette relation entre savoir et pouvoir est encore à l’œuvre aujourd’hui dans les rapports néo-coloniaux qu’on retrouve aujourd’hui par exemple entre la France et l’Afrique du Nord. Par rapport à l’orientalisme classique, le néo-orientalisme qui s’est développé dans l’Université française  et dans la sphère de l’expertise depuis une trentaine d’années est certes beaucoup moins érudit mais tout aussi proche des centres de pouvoir. Souvent superficiel, ce néo-orientalisme est trés sollicité dans les medias et contribue à maintenir les représentations hostiles à l’Islam dans l’imaginaire français.

Je dois ici attirer votre attention sur un autre problème lié cette fois non pas directement à l’Islam, mais à la manière dont la religion est conçue et représentée dans les récits dominants de la modernité en France. L’histoire dominante de la modernité en France, du fait peut-être du laïcisme qui y prévaut, est souvent conçue comme une trajectoire linéaire de sécularisation. Dans ce récit de la sécularisation fortement influencé par les Lumières, l’émergence du monde moderne s’est faite en opposition à la religion et au prix « d’une sortie de la religion ». Ce type de récit qui oppose de manière manichéenne religion et modernité, autonomie de la loi et hétéronomie du dogme, lumières de la raison et obscurantisme de la foi, liberté du citoyen et servitude du croyant, peine à rendre intelligible les manifestations contemporaines du religieux. Dans un monde que les héritiers de la philosophie des Lumières ont pensé comme séculier, la force des phénomènes religieux dans les sphères publiques tant nationales que mondiale est perçue exclusivement comme une menace sur les libertés des modernes et leur mode de vie. 

Plusieurs écrits suggèrent que nous vivrions une époque plus qu'aucune autre sous l'emprise « d'un retour du religieux » dont les fondamentalismes seraient la forme la plus extrême. Depuis plus d’une trentaine d’années, c’est-à-dire depuis la Révolution Islamique d’Iran en 1979, le thème « du retour du religieux » est régulièrement évoqué dans les medias et les travaux académiques d’abord en relation avec l’Islam puis ultérieurement avec le Christianisme et d’autres confessions. Prenons garde aux effets de mode et rappelons que « le retour du religieux » en référence au Christianisme est un thème récurrent en Occident, particulièrement en France après la Révolution de 1789. On peut même dire que tout au long du XIXe siècle, la France est hantée par ce thème depuis Chateaubriand et son Génie du Christianisme, jusqu’à Renan qui évoque le « retour de la religion en fin de siècle » dans ses Etudes d'histoire religieuse, en passant par Guizot qui parle de "réveil chrétien » dans ses Médiations sur la religion chrétienne.

Le recours aux fondements religieux n’est pas le propre des fondamentalismes mais constitue une composante souvent occultée de la modernité. Revenons aux grands textes de la philosophie européenne et on trouvera une formulation théologico-politique de la modernité, plutôt qu’une formulation séculière. Dans le Léviathan, Hobbes, qui est sans doute le théoricien le plus important de l’Etat moderne, s’appuie sur des fondements religieux. Hobbes présente l’Etat comme « un dieu mortel » [a mortal God] et a recours à l’Ancien comme au Nouveau Testament pour justifier l’étendue des pouvoirs du Souverain. Dans la troisième et la quatrième partie du Léviathan, Hobbes développe même sa propre herméneutique biblique destinée à la communauté chrétienne (Christian Commonwealth).

Le recours aux fondements religieux est également au coeur de plusieurs textes de Hegel dont on connait l’importance dans l’histoire de la philosophie occidentale. Dans La phénoménologie de l'Esprit ou Les Leçons sur la Philosophie de l'Histoire, Hegel conçoit la religion comme une dimension centrale tant  dans le rapport de la conscience au monde, mais aussi dans la marche de l’histoire. Dans L’Encyclopédie Hegel identifie la philosophie à la religion dans une même capacité à unifier dans une unité cohérente le sujet et l’objet, la vie intérieure de l’homme et son ancrage dans le monde extérieur.

Les grands moments de changement religieux dans le Christianisme se sont déroulés en relation avec un retour aux fondements de la Révélation. Comme le souligne Jean Luc-Nancy dans La Declosion. Déconstruction du Christianisme : "le christianisme est engagé dès son commencement dans un perpétuel procès d'autorectification ou d'autodépassement, le plus souvent sous la forme d'une autorétrospection en vue d'un retour à une origine plus pure [.... qui se poursuit aujourd’hui, mais qui commence déjà entre les Evangiles et Paul, entre Paul et Jacques, dans les origines du monachisme, puis bien entendu dans les diverses Reformes" (p.59).

La Réforme initiée par Luther, souvent présentée comme un des plus importants moments dans l’histoire de la modernité occidentale, illustre également la référence   aux fondements du Christianisme. Dans ses textes sur la lettre et l'esprit dans l’interprétation des Ecritures, sur la liberté du chrétien ou sur le pouvoir de l'autorité séculière, Luther s’appuie sur une interprétation du Nouveau Testament et notamment les Epitres de Paul, pour démocratiser la relation au divin et offrir à chaque chrétien la possibilité d’accéder à la foi sans passer par la médiation de l’institution ecclésiale.

On ne saurait donc occulter dans notre réflexion sur la religion la tension structurant la modernité occidentale, et le récit qui en est fait, entre d’une part une sécularisation linéaire et d’autre part, une généalogie chrétienne. D’un coté, la modernité se serait construite contre le religieux. De l’autre, la modernité aurait pris naissance dans des valeurs, des croyances et des institutions chrétiennes.   

A travers les exemples de Hobbes, Hegel ou Luther, et la mise en évidence la tension entre généalogie chrétienne et séculière structurant le récit occidental de la modernité, j’espère attirer votre attention sur la nécessité de prendre au sérieux un instant ce qui est désigné comme « fondamentalisme islamique », c’est-à-dire faire l’effort de compréhension avant de s’enfermer dans des jugements péremptoires. Ce que je veux suggérer ici, c’est que le recours aux fondements religieux est constitutif de la modernité occidentale, et ne peut être considéré comme une réaction « obscurantiste » ou l’expression d’un passéisme qui serait les traits distinctifs du fondamentalisme de l’Autre (religion). Le rapport que les musulmans contemporains doivent entretenir aux fondements de l’islam est soulevé avec acuité par les mouvements islamiques.

Que signifient donc le recours et le retour aux fondements de la révélation dans l’Islam contemporain? A travers ce retour et ce recours aux fondements, c’est le renouvellement –tajdid- de l’islam qui est en jeu.

Le recours aux fondements se pose avant tout dans les moments de crise. La colonisation constitue la crise majeure que les sociétés musulmanes, comme plusieurs autres sociétés, ont vécue depuis le XIXe siècle. Cette crise est d’abord une crise de la transmission du sens musulman, c’est-à-dire de la capacité du langage à dire le nouveau monde émergeant au contact de l’Occident. C’est en substance un des problèmes soulevés par les écrits des premiers réformistes musulmans de la fin du XIXe siècle, notamment Jamal-Din al-Afghani and Muhammad Abduh. C’est à la lumière de cette crise de langage et de sens que les textes des figures des mouvements islamiques contemporains comme Hassan al-Banna, fondateur de la confrérie des Frères Musulmans en 1928, ou bien Sayyid Qutb, autre figure de la confrérie, doivent être situés.

Cette crise de sens est une crise du rapport de la conscience musulmane au monde extérieur. Comme dans tout moment de « malheur de la conscience » –pour reprendre la formule de Hegel dans La Phénoménologie de l’Esprit-, le sujet vit son existence dans le monde comme une aliénation, oriente sa pensée vers la négation du monde, et se réfugie dans son intériorité. Mais ce malheur est aussi le moment qui permet à la conscience d’être lucide et de reconstruire un nouveau  sens qui lui permet de dépasser l’aliénation et de se réconcilier avec le monde. Si le sujet s’estime étranger au monde, il cherche aussi à réduire cette étrangeté et à faire du monde son propre foyer.  

Comment s’opère cette réconciliation avec le monde ? Elle prend appui sur une relecture du passé musulman qui privilégie une interprétation directe du texte coranique et des dits du Prophète Mohammed. C’est-la un exemple majeur de cette tentative de reconstruire le sens à travers une herméneutique qui est à la fois ancienne et nouvelle. Ancienne parce qu’elle reproduit la geste des grands savants et penseurs de l’Islam comme Al-Shafi’i qui fonde au second siècle de l’Islam (VIIIe siècle de l’ère chrétienne)  la discipline des usul-al fiqh [science des fondements du droit musulman], ou encore Al-Ghazali au Ve siècle de l’Islam (XIe siècle de l’ère chrétienne) qui cherche à revivifier les sciences de la religion dans son ouvrage éponyme Ihya’ ulum-al din.

Le retour aux textes fondateurs de l’Islam à partir de la fin du XIXe siècle constitue aussi une entreprise nouvelle dans la mesure où elle intervient dans un contexte de modernisation et de domination de l’Occident. L’herméneutique islamique doit faire face au développement de l’Etat moderne qui a transformé les conditions de production du savoir en islam. Pendant des siècles, le savoir était formulé par les oulémas -les savants de l’Islam- de manière totalement indépendante du pouvoir politique. Les gouvernants n’avaient aucun droit de regard sur les avis des muftis et les jugements des cadis.

Vous aurez compris que l’enjeu fondamental qui se pose ici, est la question de la formulation de la norme dans le cadre de la shari’a, traduite de manière impropre par « droit musulman ». Il convient ici de faire une distinction cruciale entre shari’a et fiqh. Etymologiquement, la shari’a est le chemin qui mène à la source. Le croyant doit suivre la voie divine, mais cette voie se dérobe à chaque tentative faite pour s’y engager. Il s’agit d’un exercice perpétuel de déchiffrement du sens de la voie. En tant que telle, la shari’a est inaccessible. Sa connaissance n’est possible qu’à travers la médiation du fiqh. Aussi, il n’y a pas de connaissance directe de la shari’a mais seulement une tentative d’en avoir une connaissance par le truchement du fiqh.

Habituellement traduit par « jurisprudence musulmane », le fiqh est le savoir qui formule la norme islamique. Jusqu’au XIXe siécle, le fiqh, en tant que production humaine du savoir était dynamique. J’utilise ici le terme « savoir » en relation avec la connaissance des textes fondateurs de l’Islam –principalement le Coran et les Hadiths (dits du Prophète)- ainsi que des textes d’une tradition savante, parmi les quatre grands mazhab improprement traduit par « rite », et que je désignerai ici par traditions savantes –Malékisme, Hanéfisme, Chafiisme, Hanbalisme. La production du savoir était donc dynamique dans le sens où le savant nourri de ces différents textes mais aussi ancré dans la communauté locale avec laquelle il interagissait formulait des avis répondant tant à des impératifs éthiques qu’au maintien de la cohésion de la communauté. Autrement dit, un double mouvement de relecture et d'interprétation des textes à la lumière de la réalité, et de la réalité à la lumière des textes nourrissaient le travail de la norme.  
   
Le processus de modernisation enclenché depuis le XIXe siècle va mettre un terme à cette autonomie de la formulation de la norme islamique par les savants de la communauté. Déracinée de son episteme originale et originelle, la norme islamique est devenue depuis la période coloniale un droit de l’Etat. C’est l’Etat qui s’est érigé en pouvoir unique autorisé à dire la norme, aux dépens des savants de la communauté. Au-dela de la norme, c’est en réalité la possibilité  d’assurer l’actualisation de la présence divine dans le monde social qui a été  foreclose par le pouvoir d’Etat.

Autrefois disposant d’une autonomie financière provenant des habous –les fondations religieuses-, garantissant leur indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, les oulémas sont devenus eux-mêmes des fonctionnaires de l’Etat. De ce point de vue, l’émergence des mouvements islamiques contemporains doit être comprise comme une tentative de préserver la transmission du savoir et de l’éthique islamique face à l’étatisation de la norme.  Ces mouvements desserrent l’étau étatique dans lequel a été enfermée la parole religieuse.

L’action des mouvements islamiques n’est pas monolithique et laisse entrevoir des compromis avec la vie moderne. La participation des mouvements islamiques au jeu politique (élections communales, élections législatives, contribution à l’action parlementaire et au vote des lois, gestion communale, presse partisane) a eu pour effet une hégémonie des professionnels de la politique sur les professionnels du religieux. Le projet initial de réinvestissement religieux du monde est en tension permanente avec l’ascèse intramondaine de l’action politique.
La reformulation du sens du monde à travers une relecture des textes fondateurs de l’islam n’est pas, bien entendu, la seule réponse débattue dans la pensée islamique contemporaine. Des penseurs majeurs comme Abdellah Laroui ont proposé à l’inverse, dès les années 1970 dans La crise des intellectuels arabes une critique de la tradition et du traditionalisme, et, à partir d’une perspective historiciste, ont incite les pays arabes à faire d’abord l’expérience du libéralisme afin de réduire l’écart économique avec l’Occident. D’autres penseurs comme Mohammed Abd al-Jabiri ont entrepris un projet de revivification de la raison averroïste dans La critique de la raison arabe, et ont appelé a renouer avec le rationalisme andalous propre au Maroc et au Maghreb (ou Occident du monde arabe) qui se distinguerait de la philosophie mystique du Machrek (ou Orient du monde arabe). Bien que je ne partage pas plusieurs des points soulevés par Laroui et Al-Jabiri dans leurs écrits, notamment sur les aspects liés à une conception linéaire de l’histoire, il n’en reste pas moins que ces travaux ont le mérite de poser des questions importantes relatives à l’être arabe et musulman.      
Les questions d’interprétation et de sens en Islam sont d’autant plus cruciales dans le contexte des révoltes arabes, et particulièrement la relation entre le mouvement islamique et le mouvement séculier ou laïque. Nous ne pouvons pas nous permettre de reproduire des situations similaires au drame égyptien de cet été et la répression sanglante qui s’en est suivie. Et un des aspects du problème est la relation entre ceux qui se réclament du référentiel islamique et ceux qui renvoient au référentiel séculier. Nous devons produire les conditions d’une formulation de la question islamique qui nous réconcilie avec notre passé et offre dans le même temps les conditions d’une politique juste, démocratique et émancipatrice. Sur ce plan, je serai en désaccord avec l’historicisme qui estime que les pays arabes et de manière plus générale les pays du Sud doivent reproduire l’expérience historique de l’Europe. Cela implique également que nous ne soyons pas dans une situation d’imitation de l’Occident ou d’un rapport dogmatique avec la modernité. La modernité n’a rien de sacré, et doit aussi être soumise à tout exercice de pensée critique. Cela implique précisément de revendiquer notre droit à la créativité historique et notre droit à renouveler la transmission interrompue par la modernisation, et à la réinscrire dans une nouvelle temporalité.
La construction du sens du monde en rapport avec l’être islamique ne saurait produire une conception utilitariste du monde régi par les intérêts individuels dans le cadre de l’Etat moderne comme c’est le cas dans la conception dominante de la modernité. La construction à laquelle je pense se fait d’abord autour de la communauté, et d’un espace politique qui n’est pas le monopole de l’Etat et qui se situe par-delà l’Etat. C’est aussi une construction qui repose sur l’éthique dans un monde ou la formulation du droit moderne s’est faite en écartant la dimension éthique.
Plus précisément, la question de la permanence de l’être islamique par-delà les changements et les ruptures est un élément central dans toute réflexion sur la relation entre le passé et le présent, et sur le dépassement des formes contemporaines de domination. Cette permanence de l’être islamique renvoie à la compréhension et a l’interprétation de textes fondateurs de la culture islamique. Pour moi, l’herméneutique n’est jamais un exercice clos et consiste à renouveler constamment l’exercice d’interprétation des signes. Le sens du monde dans lequel nous vivons ne peut se limiter à être un simple donné, et à se plier à l’injonction qui consiste à dire : puisque le monde actuel est régi par l’Occident et la modernité occidentale, vous devez vous pliez à ses règles et adopter le sens qui s’impose à vous. Un sens imposé et unilatéral, produit d’un rapport de pouvoir, ne peut que produire de l’aliénation. Aussi, la construction du sens ne peut se faire que de manière dialectique, dans un double rapport de négation et de dépassement. Et j’entends la négation dans l’acception hégélienne du terme, c’est à dire une négation qui dans le même temps affirme une positivité et s’approprie ce qu’elle nie. Et le dépassement ne peut se faire que dans une interprétation de la source qui est dans le même temps une double temporalité : retour et remontée vers la source et son actualisation dans le présent. C’est la le sens primordial et premier de la Shari’a.


Saturday, January 4, 2014

La pensée émancipatrice d’Aziz Belal face au néo-colonialisme dans le Maroc contemporain

Intervention au colloque sur feu Aziz Belal organisé le 10 et 11 octobre 2013 par l’Université Cadi Ayyad 

Ce colloque a été l’occasion d’un dialogue avec la pensée d’Aziz Belal qui nous a permis de renouer avec une certaine conception du savoir, de l’engagement politique et de l’éthique[1]. Je suis heureux d’avoir été parmi vous car sa pensée appartient à tous, et c’est pour moi une richesse de voir comment les différents professeurs, chercheurs et étudiants se situent par rapport à sa pensée et à ses écrits mais aussi sa manière d’être dans le monde. Je ne suis pas plus autorisé ou plus qualifié pour parler de sa pensée, et le fait qu’il y ait plusieurs manières de l’interpréter constitue une richesse, à condition bien sur de ne pas déformer ou détourner sa pensée.

S’il est possible pour moi de parler ici de lui près de trente années après son décès c’est d’abord parce qu’il a laissé une production intellectuelle conséquente malgré sa disparition prématurée, à l’âge de 49 ans. Parler de lui ici, c’est parler de la possibilité d’une transmission non seulement entre un père et un fils, mais aussi, entre deux intellectuels qui ont choisi des disciplines différentes et deux générations d’intellectuels, qui ont la possibilité d’échanger à partir de traces écrites. Dans l’espace-temps de la lecture et de l’écriture, je suis en mesure de dialoguer avec lui sur des questions qui me préoccupent, nous sommes en mesure de dialoguer avec lui sur des questions qui nous préoccupent aujourd’hui, au Maroc, mais aussi dans le monde arabe et dans les pays du Sud.

J’aimerais rappeler en quoi les contextes diffèrent et se recoupent. Du fait notamment de l’influence du marxisme, la grille de lecture dominante était largement économique, y compris chez des penseurs de la génération d’Aziz Belal qui n’étaient pas économistes mais historiens, et ici je pense notamment à Abdellah Laroui dans L’Idéologie Arabe Contemporaine ou dans La Crise des Intellectuels Arabes[2]. Mais il est également important de relever que la pensée d’Aziz Belal ne se limitait pas à l’économie mais se nourrissait des échanges avec les autres disciplines, notamment l’histoire, la sociologie et la philosophie politique. Il relève ainsi dans le dernier chapitre de  L’Investissement au Maroc  que « l’analyse des processus de développement doit se faire à la jonction de l’economique, du sociologique et du politique »[3]. Son ouvrage  Développement et Facteurs non-Economiques[4] est un prolongement de cette approche.

L’économie politique en tant que discipline était centrale dans le débat intellectuel des années 1960 et 1970, alors qu’elle a considérablement été appauvrie, et marginalisée depuis les années 1980, c’est à dire depuis la politique d’ajustement structurel initiée en 1983. Depuis, à part quelques notables exceptions, les élites marocaines se sont non seulement converties au néo-libéralisme, mais sont devenues totalement incompétentes en matière d’économie politique, se limitant à une conception managériale et gestionnaire de l’économie.  Si ces élites ne s’intéressent plus qu’à la conjoncture, à la bourse et à la gestion des entreprises, c’est parce qu’elles sont aussi bénéficiaires de la globalisation néolibérale, de la libéralisation des marchés et beaucoup ont déserté les espaces de production du savoir comme l’université au profit de la technostructure du secteur public ou privé. 

Parler de la pensée et de l’œuvre d’Aziz Belal aujourd’hui c’est donc refuser tant la paresse intellectuelle qu’une conception utilitaire de la science économique. Parler de la pensée et l’œuvre de Aziz Belal c’est renouer avec une ambition disciplinaire qui s’appuie tant sur l’histoire économique que sur l’économie politique, et s’intéresse d’abord aux structures et aux rapports de pouvoir et de domination tant aux niveaux national qu’international.

Je souhaite revenir ici sur sa manière d’aborder la question economique sous l’angle des rapports de domination. Pourquoi s’intéresser aux rapports de domination ? C’est comprendre comment les inégalités se perpétuent et sont entretenues par des choix politiques. Faire de l’économie politique, c’est pour reprendre les termes du sociologue Pierre Bourdieu à propos de la sociologie, « un sport de combat ». Mais ce n’est pas seulement asséner des coups par la plume et la force de l’analyse et démasquer le colonialisme et le néo-colonialisme, le mettre à nu, c’est aussi proposer un projet émancipateur pour les déshérités. Si la pensée critique est le point de départ, elle n’a pas sa fin en elle-même et pour elle-même mais bien dans sa capacité à faire sens et à offrir les moyens de l’émancipation des femmes et des hommes. C’est en ce sens qu’il y a une dimension politique de l’économie ou que l’économie est politique. Je crois que  c’était une dimension importante pour Aziz Belal, non pas la politique politicienne, mais la capacité de transformer le réel sans aliénation. C’est aussi en rapport avec son propre engagement politique et son souci d’être en permanence au plus près de la réalité marocaine, la réalité des travailleurs, des paysans, des déshérites et des jeunes.

Près de cinquante années après la publication de L’Investissement au Maroc, la persistance de « la dépendance economique à l’égard de l’étranger » -sur laquelle cet ouvrage jetait la lumière-  n’a pas été éliminée. Force est de constater que le néo-colonialisme aujourd’hui est bien plus présent qu’il ne l’a été dans les années 1960 et même qu’il ne la jamais été dans l’histoire du Maroc indépendant. Ce que j’appelle le néo-colonialisme, c’est avant tout la collusion des intérêts étrangers, en particulier français, et marocains dans presque tous les secteurs de l’économie : le système bancaire et financier, le tourisme, les télécommunications, la distribution commerciale, l’industrie, les services délégués de gestion des ressources vitales comme l’eau. II est difficile de ne pas trouver un secteur ou les intérêts français ne sont pas présents. La « sous-traitance » notamment dans le secteur des centres d’appel avec tout ce que ce terme peut avoir d’humiliant, véhicule une certaine conception non du travail mais du sous-travail qui renvoie lui-même non à une certaine conception de l’homme, mais de sous-hommes. C’est bien entendu la logique même du capitalisme, et c’est aussi le résultat d’un ensemble de décisions politiques de l’Etat marocain qui perpétue cette domination. Car le néo-colonialisme s’est développé au Maroc avec l’aval du régime marocain parce que ceux qui exercent le pouvoir politique, y ont vu aussi la manière d’accroitre considérablement leur fortune.

Un des exemples les plus frappants de ce néo-colonialisme est l’assainissement et la distribution d’eau  et d’électricité dans Casablanca avec le cas de la Lyonnaise des eaux de Casablanca (Lydec). On sait que la Lydec a été un marché attribué aux Français par la simple volonté d’Hassan II dans l’opacité la plus totale. La Lydec, dont on connaît les tarifs scandaleux d’eau et d’électricité, réalise des profits colossaux rapatriés en France. Dans d’autres secteurs, les entreprises françaises sont largement parties prenante de la corruption pour obtenir des marchés juteux. Le dernier exemple le plus scandaleux est le marché conclu de gré à gré pour la construction du TGV (Train à grande vitesse), marché que l’Allemagne a dénoncé parce qu’il ne correspondait pas aux critères minimum de transparence comme le recours à un appel d’offres. On sait aussi que plusieurs pays qui ont des moyens financiers bien plus importants que le nôtre et qui ont eu recours au TGV depuis des décennies ont décidé de l’abandonner parce que c’est un gouffre financier. Non seulement nous n’avons pas les moyens d’un tel achat pour lequel nous allons nous endetter ainsi que les générations futures pour des décennies, mais, en plus, son effet sur les populations les plus défavorisées sera quasi-nul voire contre-productif. Car avec un budget équivalent, nous aurions pu désenclaver le monde rural avec des lignes classiques de chemin de fer, ou permettre la construction de collèges et d’hôpitaux dans les zones enclavées et les plus pauvres du pays. La France est non seulement bénéficiaire à travers l’entreprise Alstom, mais aussi à travers l’Agence française pour le developpement (AFD) qui, comme beaucoup d’institutions de ce genre ne porte de développement que le nom, et qui finance l’acquisition du TGV par un prêt au Maroc. Rappelons aussi que le premier portefeuille de projets de l’AFD dans le monde se trouve au Maroc. Et on sait que la France a fait pression sur le Maroc pour compenser la vente d’avions de chasse qui a bénéficié aux Etats-Unis au détriment d’entreprises françaises d’armement. Et je pourrais citer des  dizaines d’autres exemples de néo-colonialisme économique.

D’autres formes de néo-colonialisme se sont développées dans l’éducation et la formation des élites, ou encore dans la production culturelle. Rappelons que la France, ici encore, dispose au Maroc du premier réseau d’instituts français dans le monde. Ces instituts sont présents dans les principales villes du Maroc et sont totalement maîtres de leur programmation culturelle, qui sert à véhiculer la « mission civilisatrice » de la France. Prenez également pour exemple la première station de radio en termes de diffusion au Maroc, à savoir Medi 1. Cette radio est détenue à 51 % par les capitaux marocains et 49% par des capitaux français. Et il ne s’agit pas de n’importe quels capitaux français et marocains puisque 49% des capitaux de Medi 1 sont détenus par la CIRT (Compagnie internationale de radio-télévision), entreprise publique française sous contrôle direct du président de la République. Une des plus importantes radios du champ audiovisuel marocain est donc directement contrôlée par le palais de l’Elysée. Le reste des actions -soit 51 % du total- sont détenues par la BMCE et la SNI (Société nationale d’Investissement) qui gère la fortune de la famille royale. Je vous laisse imaginer ce que cela signifie en termes de ligne éditoriale. Puisque nous sommes aujourd’hui à Marrakech, regardez ce qu’est devenue la médina de cette ville. C’est un exemple patent de ce néo-colonialisme où tout ce qui représente la richesse d’une culture et d’une histoire est détourné. Cela me rappelle ce que Mehdi El-Mandjra appelle « les crimes culturels » qui coupent une société de ce passé au point de lui dénier tout droit à la préservation d’une mémoire culturelle.

Tout ce néo-colonialisme économique et culturel est plus profondément lié au rapport que nos élites entretiennent avec l’Occident. Aziz Belal y faisait référence lorsqu’il parlait de « l’aliénation » des élites. Nous avons en effet des élites qui se sont totalement coupées de notre passé et de notre culture, et qui pensent le Maroc comme une périphérie de l’Europe, ou plus précisément une banlieue de la France. Cette élite n’a aucune ambition culturelle ou civilisationnelle pour le Maroc et a été totalement conditionnée à penser uniquement dans le carcan français, et à adopter des questionnements et des visions du monde qui sont en total décalage avec la réalité marocaine. Cette aliénation culturelle a des conséquences directes sur le plan économique puisque nous avons des personnes formées en langue arabe qui se retrouvent exclues du marche du travail parce qu’elles ne maitrisent pas la langue française. C’est bien le monde à l’envers où le fait de ne pas maîtriser le français devient un facteur d’exclusion pour de jeunes diplômés mais aussi un facteur d’exclusion des postes de responsabilité pour des cadres dans la grande majorité des administrations publiques. Cette aliénation culturelle est le produit de la perpétuation des structures de pouvoir héritées de la colonisation.

J’aimerai clarifier un point. Je ne suis en aucun cas contre le fait de maitriser les langues étrangères ou l’échange culturel ou intellectuel avec les pays étrangers. Mais cette ouverture linguistique et culturelle doit être équitable et elle doit reposer un pied d’égalité, et non pas sur la destruction et l’amnésie de notre culture et notre langue. Cela recoupe le débat qu’il y a eu au sein de ce colloque sur la question de l’absence de référence à des auteurs marocains dans des travaux universitaires produits au Maroc et portant sur le Maroc. Encore une fois, il ne s’agit pas ici de dire qu’il faut avoir uniquement des auteurs marocains ou de vivre dans un monde clos mais précisément d’avoir un échange dialectique entre ce qui se fait au Maroc, dans le monde arabe et à l’étranger.   

L’économiste Russe Youri Popov rappelait que l’étude scientifique du néo-colonialisme est un des aspects importants de l’œuvre d’Aziz Belal: « Une des tâches majeures que se fixait Belal était l’analyse des principales causes de la situation dramatique dans laquelle se trouvent actuellement les pays en développement en général, et les pays arabes, en particulier. Sa conclusion est sans ambiguïté : le système impérialiste dans le passé et le néo-colonialisme aujourd’hui, voilà ce qui bloque l’évolution socio-économique des pays en développement et explique la reproduction du sous-développement. »[5]

Dans un contexte où les travaux d’économie politique manquent cruellement, je crois qu’il est important de renouveler cette étude scientifique du néo-colonialisme et du rôle que jouent la bourgeoisie et le régime marocain dans sa perpétuation. Les travaux de recherche en économie politique, mais aussi en sociologie économique, en science politique ou en anthropologie, doivent jeter la lumière sur cet aspect.
S’il est nécessaire d’analyser les mécanismes et les formes du néo-colonialisme, il convient également de s’orienter vers son dépassement. On ne saurait se limiter a une critique aussi étoffée, rigoureuse et pertinente soit-elle. Plus profondément, pour dépasser ce néo-colonialisme, nous devons réfléchir aux conditions qui nous permettraient de réaliser une véritable émancipation. Pour Aziz Belal, l’émancipation renvoie à « ce que donne cette société à l’être humain en vue de l’aider à mettre en œuvre ses facultés créatrices », et consiste à « susciter chez les hommes la conscience de leur situation, de leur potentiel, de leurs possibilités. Il ne s’agit pas seulement de développer en eux la volonté de vivre, parce que cette volonté existe, mais une volonté d’être réellement homme, une volonté de s’épanouir, une volonté d’affirmer sa dignité, c’est à dire, au fond, une volonté d’être réellement libre, et de construire sa liberté »[6]. On voit ici  clairement la conception qu’avait Aziz Belal du développement, une conception aux antipodes de l’économisme ou du technicisme. Plus généralement, ce qu’il soulève dans ce passage, c’est la relation entre l’activité matérielle de l’homme et sa capacité d’émancipation. Plutôt que d’être aliénante l’économie doit offrir aux hommes la possibilité de dépasser la condition matérielle, et de s’en libérer. C’est tout le paradoxe de l’économie et de la vie matérielle : nécessaire, mais elle ne saurait avoir sa fin en soi, car elle doit être tournée vers une fin plus haute, à savoir la liberté. On voit ici comment la pensée émancipatrice et la liberté sont les principes qui doivent guider l’economique, le culturel et le politique.

Pour ma part, j’explore la dimension émancipatrice en relation avec la reformulation des formes de l’être arabe et islamique. C’est une question qui me préoccupe dans mes travaux sur l’Islam et la pensée islamique. Quel est le rapport entre notre passé et notre présent et la manière dont nous nous projetons dans l’avenir ? Comment de nouveau faire sens après la rupture coloniale?
Dans un contexte marqué par les fausses oppositions entre Islam et émancipation, où l’Islam serait un obstacle à l’émancipation, je rappellerai ici que l’œuvre d’Aziz Belal cherche aussi à dépasser cette dichotomie orientaliste. Dans plusieurs de ses travaux, il soulignait l’importance qu’il fallait accorder tant à notre relation à notre passé qu’à la dimension culturelle. Dans le débat qu’il avait eu avec Abdellah Laroui sur la question «du retard historique et de la tradition» et publié par la revue Lamalif en 1974, Aziz Belal dit : «Mais n’y a-t-il pas quelque chose à récupérer dans cet héritage à intégrer à une pensée nationale nouvelle ? » « Est-il possible d’arriver à une synthèse et pas uniquement sur le plan théorique ? Ainsi que l’ont fait par exemple les sociétés chinoises et vietnamienne qui avancent à leur façon ? Je pose donc la question : étant donné l’originalité culturelle du monde arabe, de la civilisation arabe, est-il possible pour nous de concevoir une telle synthèse et jusqu’à quel point ? » . Dans une autre de ses interventions au cours de ce débat, il est plus explicite encore : « il y a un phénomène d’inhibition provoqué par la civilisation occidentale décelable notamment dans le courant ‘technocratique moderniste’ qui affecte les cadres techniques et administratifs par exemple. Je pense que dans notre société et dans les sociétés arabes dans leur ensemble, il y a un blocage au niveau de la création intellectuelle, culturelle et idéologique en grande partie à cause de cette inhibition ou aliénation. On n’utilise pas le passé pour redonner confiance en nos propres capacités et on imite l’Occident sans créer d’où le blocage ».

Ces questions sont d’autant plus cruciales dans le contexte des révoltes arabes, et particulièrement la relation entre le mouvement islamique et le mouvement séculier ou laïque. Nous ne pouvons pas nous permettre de reproduire des situations similaires au drame égyptien de  l’été 2013 et la répression sanglante qui s’en est suivi. Un des aspects du problème est la relation entre ceux qui se réclament du référentiel islamique et du référentiel séculier ou laïque. Nous devons au contraire produire les conditions d’une formulation de la question islamique qui nous réconcilie avec notre passé et offre dans le même temps les conditions d’une politique juste, démocratique et émancipatrice. Sur ce plan, je serai en désaccord avec l’historicisme qui estime que les pays arabes et de manière plus générale les pays du Sud doivent reproduire l’expérience historique de l’Europe. Cela implique également que nous ne soyons pas dans une situation d’imitation de l’Occident ou d’un rapport dogmatique avec la modernité (Je rappelle les mots d’Aziz Belal « on imite l’Occident sans créer, d’où le blocage »). La modernité n’a rien de sacré, et doit aussi être soumise à l’exercice de pensée critique. Cela implique précisément de revendiquer notre droit à la créativité historique et notre droit à renouveler la transmission interrompue par la colonisation, et à la réinscrire dans une nouvelle temporalité.

Plus précisément, la question de la permanence de l’être islamique par-delà les changements et les ruptures est un élément central dans toute réflexion sur la relation entre le passé et le présent, et sur le dépassement du néo-colonialisme. Cette permanence de l’être islamique renvoie à l’herméneutique, c’est à dire à la compréhension et à l’interprétation de textes fondateurs de la culture islamique. Pour moi, l’herméneutique n’est jamais un exercice clos et consiste à renouveler constamment l’exercice d’interprétation des signes. Pour moi, le sens du monde dans lequel nous vivons ne peut se limiter à être un simple donné, et je refuse l’injonction qui consiste à dire : puisque le monde actuel est régi par l’Occident et la modernité occidentale, vous devez vous pliez a ses règles et adopter le sens qui s’impose à vous. Un sens imposé et unilatéral, produit d’un rapport de pouvoir, ne peut que produire de l’aliénation. Aussi, la construction du sens ne peut se faire que de manière dialectique, dans un double rapport de négation et de dépassement. Et j’entends la négation dans l’acception hégélienne du terme, c’est à dire une négation qui dans le même temps affirme une positivité et s’approprie ce qu’elle nie. Et le dépassement ne peut se faire que dans une interprétation de la source qui est dans le même temps une double temporalité : retour et remontée vers la source et son actualisation dans le présent. C’est là le sens primordial et premier de la shari’a.

La construction du sens du monde en rapport avec l’être islamique ne saurait produire une conception utilitariste du monde régi par les intérêts individuels dans le cadre de l’Etat moderne comme c’est le cas dans la conception dominante de la modernité occidentale. La construction à laquelle je pense se fait d’abord autour de la communauté, et d’un espace politique qui n’est pas le monopole de l’Etat. C’est aussi une construction qui repose sur l’éthique dans un monde où la formulation du droit moderne s’est faire en écartant la dimension éthique.
Je ne saurai vous dire à quoi pensait exactement Aziz Belal lorsqu’il parlait de nécessité de synthèse entre le passé et le présent à partir d’une revalorisation et une reformulation de la tradition plutôt que de son rejet (ainsi par exemple lorsqu’il dit « s’appuyer sur notre héritage culturel pour avancer »), mais on peut entrevoir ces éléments de synthèse dans ses travaux sur la pensée économique d’Ibn Khaldun qui montrent en quoi le retour à des textes fondateurs du passé peuvent être une source d’inspiration pour le présent. J’ai essayé ici de mettre en relation quelques éléments de sa pensée avec ma propre réflexion. C’est cette approche qui permet précisément de rendre possible la transmission filiale et intellectuelle.  

Enfin j’aimerai conclure sur un autre aspect de cette transmission possible sur le plan éthique et politique, et plus précisément la question de la relation entre la science, l’éthique, et la politique à travers la figure de l’intellectuel. Comme vous le savez, les intellectuels sont devenus une espèce rare. Pour moi, il ne saurait y avoir d’intellectuel que critique du pouvoir. Comme le disait l’intellectuel Edward Said dans son livre Representations of the Intellectual, « l’intellectuel au sens vrai du terme, se réclame de valeurs et de positions de principe, qui le mettent précisément en position de dire la vérité au pouvoir »[7], l’intellectuel a pour « devoir d’interpeller le pouvoir ». Ce devoir de dire la vérité au pouvoir, il faut parfois en payer le prix, (et certains aujourd’hui encore en paient le prix par la prison).

Alors que plusieurs intellectuels marocains des années 1960 et 1970 ont payé le prix fort pour avoir interpellé le pouvoir, on ne peut que constater l’absence de l’intellectuel aujourd’hui. Ceux qui disposent d’une formation académique poussée et d’un capital culturel, c ‘est adire qui avaient la potentialité d’avoir ce rôle d’intellectuel se sont depuis longtemps convertis à l’expertise, et cherchent à travers l’université des tremplins pour se rapprocher du pouvoir. Comment attendre de ces experts qu’ils exercent une fonction critique lorsqu’ils ont vendu au pouvoir leur silence ou leur plume pour quelques dirhams ou quelques honneurs de plus ? Je me souviens que dans les années 1980, Mehdi al-Mandjra dénonçait les mercenaires qui avaient vendu leur âme.

Au-delà de la dimension polémique de la question, il y a un problème structurel qui se pose. Dans ce colloque, nous avons vu que l’usage de la pensée d’Aziz Belal dans une perspective de gestion ou de marketing posait problème. En réalité, cette question est liée à la transformation de l’université. Alors que l’université était dans les années 1960 et 1970 un espace de pensée critique, elle est devenue un espace de formation technique où l’objectif est non pas l’acquisition du savoir, de la culture ou l’exercice de la pensée critique mais celui de « l’employabilité » des diplômés comme le dit un certain jargon. Au-delà des choix politiques, il y a bien entendu une anxiété réelle des étudiants et des familles dans une économie marocaine qui n’est pas en mesure d’absorber les 250 000 nouveaux entrants par an sur le marché du travail (il faudrait 7% de croissance par an). L’économie marocaine crée très peu d’emplois nets chaque année, et parfois se trouve en situation négative. Cette anxiété est légitime, mais elle ne doit pas créer une fausse opposition entre d’un côté la pensée critique et de l’autre les nécessités de la vie matérielle. Apprendre à penser –et il ne s ‘agit pas pour moi de stocker des connaissances-, c’est apprendre à être libre. Et c’est en étant libre que l’on peut faire des choix fondés, et déterminer par exemple le travail qui nous convient le mieux, dans lequel l’individu peut s’accomplir, être créatif et libre et non s’aliéner dans une activité uniquement pour des considérations matérielles.

En ce sens, il faut penser l’université dans des termes qui nous permettent de retrouver cet espace de pensée critique et d’initiation à cette pensée critique. Il faut réintroduire dans notre enseignement cette dimension là où elle n’existe plus, et la renforcer là où elle a été marginalisée. Et organiser des journées comme celles-ci y contribuent grandement car c’est dans  l’étude et la transmission des écrits des principaux penseurs marocains en économie, en histoire, en philosophie et dans les autres disciplines, que nous pourrons mener à bien cette ambition. Ces écrits doivent être une source d’inspiration non pas fétichiste et figée mais une source d’inspiration vivante. C’est en questionnant notre réel à partir de ces écrits mais aussi ces textes à partir de notre réalité que cette pensée critique prend forme.  

Il y avait indéniablement une grande cohérence entre l’engagement d’Aziz Belal en politique et le fait d’étudier l’économie. La science et la politique étaient deux vocations qui se nourrissaient l’une de l’autre autour d’une éthique. Autrement dit, le savoir et l’action se sont construits chez lui autour d’impératifs catégoriques qui ne cédaient jamais à la négligence académique ou à la compromission politique. Comme le rappelait le regretté Abdelkebir Khatibi dans sa postface a l’ouvrage regroupant les articles scientifiques de Aziz Belal parus dans le Bulletin économique et social du Maroc (BESM) et  intitulé  Impératifs du Développement national [8]: « sa vie justement consistait à donner une cohérence progressive a la parole, a l’écrit et à l’action –au service des transformations sociales. C’est ce qui définit l’intellectuel organique qui se réalise dans la force de transformation».


[1] Je tiens à remercier M. Ahmed Grar, le département de sciences économiques et de gestion ainsi que tous ceux qui à l’Université Cadi Ayyad ont organisé de près ou de loin ce colloque. Je  remercie également tous ceux qui sont venus contribuer, par leurs interventions à cette rencontre, à l’échange autour de la pensée d’Aziz Belal.
[2] Abdellah Laroui, L’Idéologie Arabe Contemporaine, Maspero, Paris, 1967 et La Crise des Intellectuels Arabes, Maspero, Paris, 1974.
[3] Aziz Belal, L’Investissement au Maroc et ses enseignements en matière de développement économique, Paris- La Haye, Mouton, 1968, p.390.
[4] Aziz Belal, Développement et Facteurs non-Economiques, SMER, 1980
[5] Allocution de l’économiste Russe Youri Popov au symposium international autour de la pensée d’Aziz Belal tenu en novembre 1982 à Casablanca, http://albayane.press.ma/index.php?option=com_content&view=article&id=17094:allocution-du-professeur-youri-popov-urss-au-symposium-international-tenu-en-novembre-1982-a-casablanca-&catid=46:societe&Itemid=121.
[6] Aziz Belal, Impératifs du développement national, SMER, Rabat, 1984.  
[7] Edward Saïd, Representations of the Intellectual, Vintage Books, 1996, traduit en français sous le titre Des Intellectuels et du Pouvoir, Seuil, 1996, p.95. 
[8] Aziz Belal, Impératifs du Développement national, SMER, Rabat, 1984 p. 205